Livre de bord

Entre Mindelo au Cap Vert et Florès aux Açores, du 29 avril au 10 mai 2019, les quelque douze jours de traversée n’ont pas été de tout repos, même si tout avait commencé dans le calme côté météo, et dans la sérénité côté instruments du bord. Jusqu’à ce que… 

Nous voilà arrivés à Florès au terme d’une magnifique remontée de l’Atlantique de 1600 miles -presque tout ronds - entre le Cap Vert et les Açores, avalés en douze jours. Six nœuds de vitesse en moyenne, 8,5 litres d’eau par personne et par jour, douze jours de navigation en comptant large: le capitaine sourit devant ces bons chiffres et félicite l’équipage.

Retour en arrière. Tout commence dans le calme et si la chose est soulignée, c’est que la fin le sera moins, calme... Après quelques jours au mouillage dans le port de Mindelo et d’ultimes courses, nous levons l’ancre lundi 29 avril. Direction nord-ouest avec yankee, trinquette, grand voile et artimon hissés (en prenant des ris pour ces deux derniers) tribord amure. Nous sommes 11 à bord, les quarts répartis entre dix personnes, le onzième étant notre cuistot. Un fort vent nous pousse dans des pointes à 8,5 nœuds (et même à plus de 9 nœuds, relève fièrement l’une des marins), les manœuvres se déroulent avec maîtrise et efficacité.

Mardi 30 avril, la mer est toujours assez forte, pointes à 7,5 nœuds, cap à 315° et bateau à 60° du vent. Les derniers arrivés à bord ont besoin de s’amariner un peu car la houle est forte. Dans la nuit du mardi au mercredi 1er mai, nous atteignons 24 nœuds de vent apparent. La mer se calme, ne restent que quelques crètes d’écume au loin et nous enlevons les ris de l’artimon et de la grand voile. Bien calé au vent, le bateau tient presque seul son cap à 310°. Nous profitons du vent de travers tant qu’il tient: la météo annonce qu’il devrait bientôt faiblir.

Nous profitons de ces conditions pour effectuer quelques prélèvements d’eau de surface au moyen du « manta trawl » du programme Micromégas mais cette fois pour pouvoir les observer au moyen du microscope de bord et sensibiliser les passagers, notamment les adolescents du programme Jeunes en mer, à la problématique de la pollution micro-plastique. A la loupe, sur la table du carré, on y voit de micro-crevettes, des méduses-voiles… et des filaments de plastique. La nuit, le vent tombe, faisant battre les bômes dans des mouvements qui nous font mal pour le bateau. S’ensuivent des rafales à 25 nœuds apparents (20 réels).

Le calme total revient le jeudi 2 mai (cap à 315-330°). On finit par mettre le moteur en marche vendredi 3 mai au milieu de la pétole qui durera deux jours au moins. Le yankee est roulé, les voiles bordées autant que possible. L’humeur est au beau fixe, on s’apprivoise et on se cale dans nos horaires de quarts respectifs.

Samedi 4 mai, Vénus apparaît à l’Est et l’équipe assiste au lever du soleil sur une mer calme. Les plus patients ont la chance de voir les premiers dauphins de cette traversée, une vingtaine au total! On passe d’un cap à 350° à un cap plein Nord: objectif 0°. En fin de matinée, quelque part au large du Maroc, nous nous lançons pour une baignade dans le bleu. L’eau est cristalline, nous flottons au milieu du plancton et des concours de plongeons s’improvisent. Le tout finit par des douches à l’eau de mer sur le pont pour économiser notre eau douce. À 17 heures, nous hissons les voiles : clin foc, yankee, trinquette, grand voile, artimon. 3,70 nœuds de vitesse, cap à 20°, 60° du vent, bâbord amure. «Profitez, avertit Pietro, le capitaine. Pour le moment, on est au calme, mais ça va changer au nord. Y a un truc qui vient !»

Dimanche 5 mai commence avec une pluie brève mais torrentielle qui dessale le pont, les voiles et les cordages, lesquels en ressortent souples et maniables. Rien à l’horizon, si ce n’est une bouée métallique et un cargo annoncé à 70 miles de nous. Bien trop loin pour l’apercevoir. Durant l’après-midi, nous remettons le manta trawl à l’eau mais cette fois-ci pour un véritable prélèvement destiné à l’analyse par les biologistes d’Oceaneye à Genève. Et pas n’importe lequel : le 200e prélèvement depuis le départ de Séville. 

Lundi 6 mai, deux nouvelles alertes dauphins résonnent sur le pont : la première à midi, alors que l’équipage vient de s’installer à table. Gris tachetés, quelques-uns sont venus nous suivre sur tribord tandis qu’on aperçoit le groupe principal au large. La seconde résonne juste avant la manœuvre pour envoyer les voiles : un groupe de plusieurs dizaines de dauphins communs à long bec chasse devant nous et une quinzaine d’entre eux viennent jouer à l’avant du bateau accompagnés de tout jeunes spécimens. Après cet émouvant spectacle, nous hissons les voiles et reprenons notre route droit au nord en direction des Açores. La navigation s’annonce belle et tranquille, croit-on… Sauf qu’il est toujours question de ce « truc qui vient », qui fera presque passer la première moitié de cette traversée pour une gentille croisière.

Dans la nuit du mardi 7 mai au mercredi 8 mai, les vagues et la gite sont si fortes que certains passagers dans leur cabines installent les filets anti-chute pour rester en place dans leur bannette. L’océan ressemble à une coulée déchaînée d’argent saupoudrée de grains de pluie. Le bateau est réglé à 120° du vent, cap à 10-15°, vitesse 8 nœuds. Tout doit alors être solidement arrimé à bord sous peine d’être violemment projeté, et la houle rend bien illusoire de vouloir cuisiner des repas trop élaborés. La découverte d’une nappe antidérapante suscite les applaudissements. Le combo vent-pluie-vitesse-vague rend les marins heureux, surtout quand il faut s’accrocher à la barre tellement ça tangue. Quant au bateau, il semble s’épanouir dans ces conditions météo plus extrêmes. Les manœuvres sous la pluie et dans le gros temps, pour affaler le clin-foc notamment, se déroulent bien. «Tu mets ta ligne de vie et tu viens sur le bout-dehors?» Amélie, le second, embarque un des jeunes dans le filet pour cette opération un peu sportive.

Une atmosphère électrique attend l’équipage au réveil du 9 mai. «C’était surprenant et intense. En une fraction de seconde, j’étais  éblouie, ne voyant plus rien. En reprenant mes esprits, j’ai découvert que les instruments ne fonctionnaient plus.» Témoin de première main, Amélie décrit l’étrange lueur qui a frappé le bateau au petit matin de ce jeudi. Eclair de chaleur? Charge électromagnétique? Les plus suspicieux s’interrogent: conséquence de quelques manœuvres militaires en pleine mer? Découverte d’un «triangle de l’Atlantique» comme il en existe un aux Bermudes? La première suggestion est probablement la bonne. Nous tentons de redonner vie aux instruments. Sans succès. Vent de panique à bord, il faut chercher d’autres ressources. Pas de GPS de secours à bord, navigation au compas et regards braqués sur les voiles en guise d’indicateurs. L’angoisse est lisible sur certains visages, la tension palpable. La carte marine émerge après une fouille minutieuse sous la couchette du capitaine parmi une foule d’autres cartes du monde et alors qu’on n’y croyait plus. Flair du marin? Depuis quelques jours, Amélie et Yaïza, coordinatrice scientifique, révisaient les formules d’usage du sextant…

Plus de peur que de mal au final: après plusieurs heures et tentatives de redémarrage, les instruments daignent enfin donner signe de vie, la carte et la météo réapparaissent à l’écran de l’ordinateur de bord. «Maintenant, on peut écrire nos romans, philosophe Pietro. Moi c’était ‘Lost in Atlantic’.» «J’aurais écrit ‘Si proches, et pourtant si loin’, moi…», complète Amélie. Cette épreuve nous rapproche en pensées de l’expédition de Magellan, qui ne possédait à bord aucun de nos outils modernes pour naviguer. Il fallait un moral d’acier pour pareille aventure et une concentration de chaque instant, sans erreur possible. Au repas, nous passons les différents scénarios en revue et tentons de nous rassurer a posteriori. «Une journée de navigation, cap au nord, on en aurait été capables même sans instruments», se dit-on. Les pétrels qui nous cernent depuis quelques heures et les pare-battages ou autres gros déchets de plastique à la surface de l’eau nous auraient en effet indiqué la proximité de la terre, même sans ordinateur. Reste que l’île de Florès que nous visons est petite et à quelques degrés près, il n’aurait pas été certain que nous tombions dessus... Inspirés par l’incident, à 110 miles de l’arrivée, nous lançons une bouteille à la mer avec en guise de message une carte au trésor sortie de notre imagination et une lettre sous forme de cadavre-exquis, l’une des traditions du bord à l’heure des jeux de société.

L’heure de l’arrivée approche en ce vendredi 10 mai. À 3h36, nous hissons la grand voile et déroulons le yankee dans une belle manœuvre nocturne, qui fait râler un peu le quart venant de se réveiller. À 9h, il pleut des cordes, nous avons 19 nœuds de vent apparent et une vitesse de 8,2 nœuds. Un force 6 Beaufort confortable, en somme. L’océan oscille entre anthracite et bleu pétrole.

Florès apparaît enfin au milieu des nuages à l’horizon! Emotion partagée par tant de marins, au moment d’apercevoir la terre après une belle traversée. Le vent tourne au sud, le cap passe de 355° à 15-20°. Un empannage pour la fin, et nous arrivons dans une crique au nord de la ville de Santa Cruz, où nous mouillons l’ancre. La mer est déchaînée, nous arrivons avec des rafales qui rendent impossible l’accès à terre par le zodiac. Peu importe, nous sommes arrivés aux Açores. Deux nuits à l’ancre en attendant de meilleures conditions nous permettent déjà de profiter de ce décor digne d’un film de pirates, falaises à pic, cascades, mousse verdoyante. En ce vendredi soir, nous célébrons cette arrivée par un bon repas chaud.