Livre de bord

Le 20 avril 2018, la brève escale dans le minuscule archipel appartenant à l’Australie, au sud-ouest de l’Indonésie, avait apporté un peu de répit aux cinq adolescents du programme socio-éducatif Jeunes en mer après une première semaine de navigation pendant laquelle ils s’étaient amarinés tant bien que mal (lire ici). Répit de courte durée, vu ce qui allait suivre entre les îles Cocos et l’île Maurice, l’escale suivante… 

« C’est par une mer bien calme et par un timide vent d’est sud-est force 2-3 que nous quittons les îles Cocos le 21 avril, à la voile malgré tout, pour la suite de la traversée l’océan indien. Dès le lendemain, 22 avril, le vent remonte tout doucement mais pas suffisamment pour éradiquer les creux qui se forment dans les voiles et leurs claquements. Ce début de navigation par tout petit temps se transforme alors en exercice de barre pour les jeunes du programme Jeunes en mer. L’équipage leur apprend à faire la part des choses entre le cap à suivre et les caprices du vent qui obligent au compromis. Ils apprennent à jouer avec ces paramètres, à sentir le bateau. Ils s’initient à l’art d’anticiper, à remonter au vent pour mieux redescendre. La navigation devient plus complexe mais aussi plus subtile, les jeunes s’enrichissent de nouvelles expériences…

Progressivement, le ciel se couvre et de premiers grains s’abattent sur le pont. « Ca rentre! », s’exclament les marins du bord pour désigner ce vent qui enfin daigne arriver comme annoncé. De force 4-5 d’abord, ça reste encore modeste, puis de manière plus soutenue. La mer se forme gentiment elle aussi. Et bientôt, ça ne rigole plus à la barre, fini les exercices avec les jeunes, place aux décisions critiques.

Une tempête tropicale s’est formée plus à l’ouest sur notre route et elle nous arrive droit dessus. Et au même moment, les fichiers météo reçus par satellite chaque matin et qui permettaient d’en suivre la progression n’arrivent plus pour un incompréhensible problème technique. Dans ce climat de tension, option est prise d’un virement vent debout et de fuir au moteur, cap quasi plein nord au 340. Le choix drastique s’avère le bon. Les grains sont certes nombreux mais au fur et à mesure, le vent mollit tandis que les trouées de ciel bleu et les arc-en-ciel qui colorient l’horizon mettent un peu de baume au coeur aux équipes de quart. Les jeunes, eux, transforment leur question en musique de fond: « Combien il reste de miles jusqu’à la terre ?! »

Passés les inquiétudes météo, d’autres soucis prennent le relai. Affaiblie par les UV et les claquements incessants des premiers jours après le départ des îles Cocos, la grande voile nous lâche: « laize » (l’une des bandes de tissus) déchirée au niveau du 3e ris… Le pont se transforme en voirie à ciel ouvert et Yffick le second s’active à la réparation avec l’aide d’Inès.

Privé de sa grand voile qui aide à le stabiliser, le bateau roule bord sur bord mais conserve sa vitesse bon an mal an. La moyenne des miles parcourus n’en sera pas affectée. Quand le vent mollit trop, la flèche (voile triangulaire en tête de mât principal) est envoyée et le bateau retrouve une allure acceptable. Les grains persistent mais les réparations continuent: celles sur les voiles, mais aussi sur le dessalinisateur qui donne toujours d’inquiétants signes de faiblesse, sur le moteur du Zodiac ou encore sur les feux de signalisation. Ce n’est que le 6 mai 2018 que Fleur de passion glisse de nouveau toutes voiles dehors sur une mer moutonnée, mais porté par un vent établi assez fort pour tenir une bonne vitesse! Cap sur l’île Maurice.

Dans les jours qui précèdent notre arrivée, un phaéton à brins rouges, oiseau de mer proche des « fous », vient s’ « échouer » sur le pont, assommé. Il semble que quelle chose l’a blessé et il perd quelques petites plumes. Il manque de vigueur, peine à se relever mais n’en est pas moins attiré par la mer qu’il aperçoit à travers un écubier. Ses ailes sont bien trop grandes pour s’y faufiler. C’est donc grâce au soutien d’Aloys, le dessinateur du bord qui le hisse sur la limite d’une lisse, qu’il parvient malgré tout à prendre le large.

On est le 10 mai. La dernière journée de navigation a commencé. Cela fait presque un mois que nos pieds n’ont plus touché terre et qu’ils se sont couvert de la corne du marin... Quand soudain un cri retentit: « Waouuuuuu ! Un caillou !! » C’est l’île aux serpents, à une douzaine de miles au nord-est de Maurice, signe de notre arrivée imminente.

Et en effet le lendemain 11 mai, Fleur de Passion mouille à Port Louis, sur la côte nord ouest de l’île. On a rarement été aussi content d’apercevoir un horizon non plus plus plat et uniforme comme l’océan mais découpé et urbanisé… »

Très vite après son départ de Jakarta le 12 avril 2018, Fleur de Passion a mouillé a proximité du célèbre volcan responsable d’un sinistre planétaire en 1883. Avant de reprendre le large pour la suite de sa traversée de l’océan Indien. A son bord, sous la responsabilité d’un équipage de quatre marins, a embarqué un groupe de cinq adolescents romands du programme socio-éducatif Jeunes en mer et leurs deux éducateurs/accompagnateurs, en partenariat avec l’association Pacifique, et un dessinateurs du programme culturel Dans le miroir de Magellan, Aloys Lolo. Journal de bord.

« Indonésie, Jakarta, Marina Batavia. La semaine qui précède le départ, jeudi 12 avril 2018, s’annonce chargée pour l’équipage: c’est celle qui est dédiée à l’avitaillement (approvisionnement en vivres). Il s’agit de ne rien laisser au hasard dans le choix et le stockage  bord des vivres à la fois fraiches et denrées non périssables qui seront pour 12 personnes pendant 2 mois. Le chef d’orchestre en la matière, c’est une fois encore Yffick le second, il avait supervisé la même opération aussi délicate qu’essentielle deux ans plus tôt lorsque le voilier s’était élancé du Chili pour sa traversée de l’océan Pacifique, c’est dire s’il connaît la musique…

Alors, nous voilà lancés dans le grand trafic de la mégalopole indonésienne à arpenter les toko et les pasar (magasins et marchés), essayant de rassembler tous les vivres nécessaires pour remplir les 12 estomacs que l’air du grand large et l’exercice physique lié aux quarts et à la manoeuvre creusent toujours beaucoup plus qu’à terre.

C’est l’occasion, pour l’équipage, de rentrer dans le quotidien des indonésiens - certains d’entre eux en tout cas - et de découvrir les marchés épatants où les légumes bordent les rues et les places sous forme pyramidale. Une industrie artisanale à ciel ouvert. Les porteurs superposent les sacs sur leurs épaulent suantes, les triporteurs croulent sous les amas de noix de cocos, Yffig, toujours lui, amuse la galerie en goûtant la nourriture traditionnelle épicée, il en a vu d’autre et rien ne lui fait peur.

Au final, ce sont cinq caddies matin et soir, soit dix au total, qu’il nous faut faire slalomer entre les souks d’habits pour atteindre les taxis qui nous attendent pour rejoindre la marina. Là, les opérations de transbordement prennent des heures, le bateau demeurant irrémédiablement au mouillage à quelque 800 mètres de la marina.

Le bateau est certes équipé de cuves de 1800 litres d’eau potable et d’un dessalinisateur mais l’avitaillement comprend aussi de l’eau en gros bidons de 5 litres, pour prévenir tout coup dur. Car en mer sans eau potable, la durée de vie d’un être humain n’est pas longue, trois jours au plus… Il faut aussi penser aux pièces de rechange essentielles dont on pourrait avoir besoin en cas de problème mécanique ou autre.

A partir du 8 avril, l’équipe est au complet. Outre Pere (capitaine), Yffig (second), Inès (cheffe de quart et coordinatrice scientifique) et Léa (cheffe de quart) ont embarqué Gérard (éducateur-navigant) et Jacques (accompagnateur) et leur groupe de 5 adolescents genevois du programme socio-éducatif Jeunes en mer (Jordan, Max, Nitaah , Sidney, Zayan), et enfin le dessinateur genevois Aloys, treizième illustrateur "en résidence" du programme culturel Dans le miroir de Magellan.

Tout se petit monde doit trouver sa place à bord et surtout fire l’apprentissage de la vie à bord, qu’il s’agisse des manoeuvres, des règles, du fonctionnement. Les manoeuvres, le nom des cordages, la manière de hisser ou d’affoler une voile, c’est le domaine d’Yffig. Pere, lui, fait un point navigation, carte et compas en main. Il s’agit également d’être strict et clair sur l’utilisation de la douche, des toilettes, sur les règles qui régissent les repas, le fait par exemple que personne ne va se servir dans le frigo quand il a faim. Fixer le cadre, pour que la vie à bord s’organise harmonieusement entre 12 individus qui vont vivre ensemble dans un espace fini 24h sur 24h…

Quand Fleur de Passion est prête à lever l’ancre et l’aventure est sur le point de commencer, quelques incidents heureusement mineurs donnent déjà une idée de l’ampleur que peuvent prendre certains problème au milieu de l’océan: Gérard se blesse légèrement la main lorsque le zodiac est remonté à bord; le guindeau (équipement électrique servant à mouiller ou relever l’ancre et sa chaîne) reste bloqué sur la position descente; le désalinisateur donne des signes de dysfonctionnement, conduisant les marins à entrevoir une possible pénurie d’eau douce…

Malgré ces premiers péripéties, Fleur de passion prend le large sous le regard de la Marine indonésienne qui suit l’appareillage à bonne distance. La mer est belle. Le vent ne veut pas passer la barre des 5 noeuds et il faut aider les voiles d’avant d’un peu de moteur.

Quelques jours à peine et le voilier franchit le détroit de la Sonde qui sépare Sumatra au nord et Java au sud, zigzagant entre les multiples navires de tout type empruntant cet important axe maritime, le tout sur un fond de station pétrolière aux couleurs de Disney land. Puis nous effectuons un premier mouillage à Rakata aux pieds du Krakatoa. Spectacle saisissant de ce volcan toujours actif aujourd’hui et dont l’éruption violente en 1883 avait provoqué la devastation dans la région et jusqu’en Europe, causant des dizaines de milliers de morts.

Le cratère est toujours enfumé mais l’activité calme. Et tout le monde à bord profite de l’opportunité pour une première (et dernière) baignade avant la prochaine escale aux îles Cocos.

En ce jeudi 12 avril 2018, soit quasiment trois ans jour pour jour après le lancement de l’expédition de Séville, Fleur de Passion a quitté Jakarta pour entamer la traversée de l’océan indien. De quatre à six semaines de navigation jusqu’à Madagascar pour l’équipage et les différents passagers qui ont embarqué dans la capitale indonésienne, un groupe de cinq adolescents romands et leurs deux éducateurs du programme socio-éducatif Jeunes en mer, et un treizième dessinateur du programme culturel Dans le miroir de Magellan, Aloys Lolo. Arrivée prévue fin mai-début juin à Nosy Be, au nord de l’île africaine.

Quand on quitte Jakarta par la mer de même que quand on y arrive, on croise l’axe d’approche des avions de ligne qui viennent se poser sur l’aéroport international et le survol de ces avions, toutes les minutes, est assez spectaculaire. Il contraste avec l’absence de tout survol dans d’autres régions du globe en marge des flux aériens, comme c’était le cas entre Singapour et Jakarta dernièrement. C’est ce qui attend les douze personnes du bord au beau milieu de l'océan indien.

Avec ce nouveau départ se clôt le chapitre sud-est asiatique de l’expédition: six mois de navigation depuis la Papouasie-Nouvelle Guinée, les provinces orientales de l’Indonésie et en particulier les Moluques, les Philippines, Brunei, la Malaisie, Singapour puis de nouveau l’Indonésie. Bientôt s’ouvrira le chapitre africain, l’avant-dernier avant le retour à Séville.